Commentaire critique
Le lieu
Iphigénie est une tragédie classique car la pièce respecte la règle des trois unités. L’intrigue se déroule en un seul et unique lieu : un camp militaire dans un port d’Aulis. Dès la scène d’exposition, le spectateur sait qu’il est en « Aulide » (v. 43), dans un « camp » militaire (v. 342), dans lequel séjourne l’armée d’Agamemnon, qui attend de pouvoir cingler sur Troie. Le choix d’un camp grec est remarquable à plusieurs titres. Tout d’abord, situer la scène en Grèce, c’est pour Racine affirmer qu’il appartient au camp des Anciens contre celui des Modernes. En effet, il met fin au cycle des tragédies orientales, inauguré par Bajazet (1672) et clôturé par Mithridate (1673), pour se pencher sur l’histoire légendaire de la Grèce. Dans Iphigénie, il choisit ainsi de relater l’un des épisodes les plus pathétiques et les mieux connus de la famille maudite des Atrides, relaté avant lui notamment par Euripide : celui du sacrifice d’Iphigénie par son propre père. Dans la préface de la tragédie, il rend hommage aux génies antiques et dit « la vénération qu[’il a] toujours eu pour les ouvrages qui nous restent de l’antiquité ». L’invention passe donc pour Racine par l’imitation des chefs-d’œuvre de l’Antiquité. De plus, situer la scène dans un port d’Aulis, c’est faire d’éléments épiques le décor de la tragédie. Contrairement à la majorité des pièces écrites jusque-là, l’intrigue ne se déroule pas dans l’anti-chambre d’un palais. Agamemnon le rappelle à Clytemnestre dans la scène 1 de l’acte III : « Vous n’êtes point ici dans le palais d’Atrée. / Vous êtes dans un camp […] ». Le lieu justifie donc l’atmosphère épique, qui souffle sur la pièce. Dans Iphigénie, les bruits de bottes des soldats côtoient le bruit sourd des voiles des navires, qui attendent le départ au combat. Mer, port, vaisseaux, armes, et projets de conquête dessinent le décor tragique. Enfin, situer la scène dans un port d’Aulis, c’est choisir un espace de l’entre-deux. Le camp est à la fois un lieu clos, un piège, dont on ne peut s’échapper (Agamemnon échoue à faire s’enfuir Iphigénie : IV, 10) et un lieu ouvert (sur l’avenir : le départ de la flotte grecque ; le mariage d’Iphigénie). Ainsi, ce lieu indéfinissable est à l’image de l’hésitation et de l’incertitude qui traversent toute la tragédie : Iphigénie sera-t-elle sauvée ou mourra-t-elle ? Le port est aussi une zone-limite, un territoire « extrême », où se rencontrent le « sauvage » et le « cultivé » . Les héros tragiques sont sans cesse poussés dans leur dernier retranchement. Conduits « jusqu’au fond de la Grèce » (v. 698), ils sont confrontés à un choix éthique : être humain et refuser la cruauté des dieux ou se soumettre à une force aveugle en sacrifiant une victime innocente. Ils doivent ainsi faire taire ou au contraire révéler, exprimer leur part d’humanité.
4. J.-P. VERNANT, La Mort dans les yeux, [1985], « Textes du XXe siècle », Hachette, 1995.
Le temps
Pièce classique, Iphigénie respecte aussi la règle de l’unité de temps. L’intrigue se déroule sur une seule et unique journée. Ainsi, le rideau se lève à l’aube (« […] Quel important besoin / Vous a fait devancer l’Aurore de si loin ? », v. 3-4) pour se refermer à la tombée de la nuit, sur un ciel noir déchiré par le « tonnerre » (v. 1774). D’un monde immobile et figé, on passe donc à un déchaînement des éléments durant cette unique « journée » (v. 869). Pièce classique, Iphigénie l’est aussi car elle ressuscite l’époque antique. Nous avons déjà dit que Racine s’inspirait d’Euripide et du cycle narratif des Atrides pour écrire sa tragédie. Il redonne ainsi vie à la période de l’Antiquité, que les Anciens révèrent comme modèle et source de leur création.
Les personnages
Les personnages fonctionnent par couples dans Iphigénie. D’un côté, le couple Agamemnon/Iphigénie incarne le respect des dieux et de l’ordre ancien. De l’autre, Clytemnestre et Achille défient l’ordre monarchique et divin. A l’écart, se tient Ériphile, princesse sans rang, qui se dessine comme le double noir de la vertueuse Iphigénie.
Agamemnon / Iphigénie, ou la soumission aux dieux
Agamemnon est un personnage complexe, protéiforme. Il est à la fois un héros épique, guerrier valeureux « jaloux de son autorité » (v. 1060) et un père bouleversé à l’idée de sacrifier une fille chérie. C’est à ce carrefour que se situe le dilemme tragique auquel est confronté le « roi des rois » (v. 81) : il doit choisir entre être roi ou être père, choisir entre les lois de la cité et la loi du cœur. Le spectateur est ainsi conduit à éprouver des sentiments contradictoires pour ce personnage. D’un côté, il lui est antipathique car il se dessine comme un monarque autoritaire, animé par l’ambition. Ainsi, Agamemnon cède à son désir de pouvoir, à sa libido dominandi. Dévoré par une « soif de régner » (v. 1285), il aspire à des conquêtes et à des titres toujours plus nombreux. Roi de Mycènes et d’Argos, chef de la coalition des rois grecs, il s’enivre de « [s]on pouvoir et [est] plein de [s]a grandeur » (v. 80). Pour lui, seule compte la gloire. Gloire, qu’il n’entend pas partager. Ainsi, à Achille, il ne cesse de rappeler qu’il est son supérieur (« Oubliez-vous ici qui vous interrogez ? », v. 1343) ; de Clytemnestre, sa femme, il entend être obéi sans discussion (« Madame : je le veux, et je vous le commande. / Obéissez », v. 818-819). Orgueilleux et despotique, Agamemnon dans la pièce racinienne est le digne descendant d’Atrée, qui a tué son frère pour prendre le pouvoir. Être de démesure, toujours prompt à « querelle[r] le ciel » (v. 1358), il subit la (juste ?) vengeance des dieux qu’il outrage. Mais Agamemnon, malgré son « orgueilleuse faiblesse », touche le spectateur car sa soif de pouvoir ne l’empêche pas d’être humain. Son cœur se brise à l’idée de sacrifier sa fille : Iphigénie affirme avoir vu « ses larmes [d’Agamemnon] se répandre » (v. 1017) et le « roi des rois » se « voil[e] le visage » (v. 1706) pour cacher ses pleurs quand il mène sa fille au sacrifice. Conduit au seuil de l’irréparable - amener sa fille à la mort - Agamemnon subit la servitude héroïque du pouvoir monarchique. Il envie l’« [h]eureux qui satisfait de son humble fortune / Libre du joug superbe où [il est] attaché » (v. 10-11) peut décider de son existence. Agamemnon est, lui, victime d’une décision qui le dépasse, victime des dieux qui parlent à travers la bouche de Calchas. Il doit « céder » (v. 1237) et se résigner à ce que les dieux oppriment l’innocence. Mais de quelle faute est-il coupable ? Racine se refuse à faire du sacrifice d’Iphigénie la conséquence explicite d’une faute antérieure. Agamemnon n’est coupable de rien : il ne fait qu’éprouver une « pitié sacrilège » (v. 86) pour sa fille. « Sacrilège » car en prenant pitié de sa fille, il contrevient à l’ordre des dieux. Agamemnon est donc cet autre Abraham , dont les dieux cherchent simplement à éprouver la piété. Il se dessine par conséquent comme l’archétype du héros tragique : conduit à commettre un crime de par son statut de roi, il est un héros « ni tout à fait coupable, ni tout à fait innocent ». Jouet d’un destin auquel il doit se soumettre, Agamemnon tire des larmes aux spectateurs.
Face à ce monarque, se dresse sa fille, Iphigénie. Tendre amoureuse d’Achille, elle est surtout une fille totalement dévouée à son père. Son amour filial est total et aveugle : elle dit « aime[r] », « adore[r] » (v. 1002) même son père, et entend faire parler la voix du sang plutôt que celle du cœur. Ainsi, contre la volonté d’un amant qui veut la sauver, elle se résigne à subir la volonté paternelle. Son « cœur de votre honneur jaloux / Ne fera point rougir un père tel que vous » (v. 1203-1204). « Victime obéissante » (v. 1177), Iphigénie est donc, dans la pièce, moins un être d’action que de déploration. Elle n’entend pas infléchir son destin mais le subir. Ainsi, la fille d’Agamemnon se dessine comme une victime tragique, digne de pitié. Pure et vertueuse, elle accepte de périr malgré son innocence. Innocente, Iphigénie l’est pleinement : elle ne se révolte en effet jamais contre la tyrannie paternelle (« Cessez de vous troubler, vous n’êtes point trahi. / Quand vous commanderez, vous serez obéi », v. 1171-1172) ; elle n’accable jamais Ériphile, qui, pourtant, la trahit. Quand elle découvre l’amour de la captive pour Achille, elle lui « pardonne » (v. 695) et est la seule à pleurer sa mort (« La seule Iphigénie / dans ce commun bonheur pleure son ennemie », v. 1785-1786). Cette résignation et cette compassion font d’Iphigénie un être « digne de pitié » (v. 891), susceptible d’arracher les larmes des spectateurs. Conformément au souhait de Racine, la tragédie « touche […] » le public.
Dans cette pièce, l'exposition est condensée en une seule scène qui permet, malgré la présence de seulement deux personnages, de dévoiler aux spectateurs tous les tenants essentiels de l'intrigue.
Le premier vers « Oui, c’est Agamemnon, c’est ton roi qui t’éveille » lance l'action : le roi lui-même vient réveiller son sujet, cela marque l'importance de l'affaire.
Agamemnon est présenté comme un personnage hésitant et en conflit intérieur entre son devoir de roi et son devoir de père. Ulysse apparaît, dans les propos d’Agamemnon, en opposition à son image traditionnelle héroïque, comme un guerrier vaillant mais beau parleur qui le manipule à sa guise et convainc le cœur d’un père de sacrifier sa fille pour partir en guerre.
De plus, on apprend les liens amoureux qui unissent Achille et Iphigénie, mais aussi combien le jeune homme est impatient de partir pour Troie sans savoir que son amour en sera le prix. L'évocation d'Eriphile met en place le triangle amoureux entre ces trois personnages et la jalousie de cette dernière qui se révélera décisive pour l'intrigue principale.
A l'instar de l'exposition, le dénouement est concentré dans la dernière scène, et rassemble uniquement deux personnages : Ulysse et Clytemnestre qui croit encore que sa fille a été sacrifiée.
Il lui apprend comment elle a été sauvée par un deus ex machina : Diane révélant à la dernière minute, à travers les paroles de Calchas qu'Eriphile est du sang d'Hélène et c'est elle qui doit être sacrifiée. Il a été reproché à Racine la maladresse de cette résolution.
Cette révélation ne peut pas être devinée par le lecteur, car c’est Agamemnon qui parle du sacrifice au début, et étant obsédé par la mort de sa fille, il ne précise pas que la requête divine demande le sang d’Hélène. Tout au long de la pièce, le spectateur croit donc qu’Iphigénie est la seule victime possible.
De plus, Racine s'éloigne ainsi de l'histoire originale où la mort d'Iphigénie conclut le mythe. D’autre part, ce dénouement est complet. Aucune victime innocente ne périra : seule Eriphile emportée par ses passions finit par être punie. Le sacrifice ayant été fait, la guerre de Troie aura bien lieu ; Iphigénie vivante, son mariage avec Achille sera célébré.
La réponse de forme entre les deux scènes qui encadrent la pièce témoigne de l'aboutissement de l’œuvre.
Iphigénie est une tragédie classique, l’unité de lieu est donc respectée et le décor est antique. Le lieu en lui-même profère d’ailleurs une atmosphère épique. La pièce en effet se passe dans un camp de soldats à Aulis. C’est un port avec une flotte militaire qui attend des vents favorables.
Cependant, ce n'est pas un exactement un décor habituel pour une tragédie classique, lesquelles se passent le plus souvent dans des palais, ce qu'ingénieusement Racine met en exergue à travers les paroles d'Agamemnon à la scène 1 de l'acte III : « Vous n’êtes point ici dans le palais d’Atrée ».
Quelque part, cela renforce le tragique et appuie la vraisemblance inhérente à la Poétique d'Aristote aux origines de la tragédie classique. D’un autre côté, on note une opposition dans le choix même du lieu. Il s’agit d’un campement avec des tentes, c’est un lieu surveillé dont on ne peut s’échapper facilement, ce qu'Iphigénie tentera.
Pourtant, le campement a été dressé en face de la mer qui est un espace infini, ouvert. Cette opposition est à l’image de la pièce où Agamemnon est en perpétuelle hésitation et plonge ainsi le spectateur dans un doute permanent quant à l’issue de la tragédie.
Par ailleurs, l'unité de temps est également respectée et est utilisée pour exalter le tragique. La pièce débute aux aurores, ce qu'on apprend lorsqu'Agamemnon désespère que le jour se lève dans la scène première.
Les personnages persistent rarement d'une scène à l'autre. Cette distinction entre les groupes de personnages donne une impression d'enchevêtrement voire de simultanéité, ce qui comprime également le déroulement du temps.
Enfin, au cours des actes, le spectateur est tenté de penser qu’Iphigénie peut être sauvée : les différents moyens mis en œuvre par Agamemnon pour permettre à sa fille de s’éloigner du camp, de Calchas et de l’autel où elle devrait être sacrifiée laissent penser qu’elle va y survivre.
Cependant, les échecs qui couronnent ces tentatives désespérées d’un père s'inscrivent bien dans la tragédie classique. Il s'agit là de renforcer la supériorité de la fatalité du destin contre lequel on ne peut rien faire.
. Sens du titre : Iphigénie, est le personnage principal de la pièce de Racine. Elle symbolise la pureté qui se soumet aux volontés de son père. C'est le personnage le plus fort moralement de la pièce.
Commentaire critique
Le lieu
Iphigénie est une tragédie classique car la pièce respecte la règle des trois unités. L’intrigue se déroule en un seul et unique lieu : un camp militaire dans un port d’Aulis. Dès la scène d’exposition, le spectateur sait qu’il est en « Aulide » (v. 43), dans un « camp » militaire (v. 342), dans lequel séjourne l’armée d’Agamemnon, qui attend de pouvoir cingler sur Troie. Le choix d’un camp grec est remarquable à plusieurs titres. Tout d’abord, situer la scène en Grèce, c’est pour Racine affirmer qu’il appartient au camp des Anciens contre celui des Modernes. En effet, il met fin au cycle des tragédies orientales, inauguré par Bajazet (1672) et clôturé par Mithridate (1673), pour se pencher sur l’histoire légendaire de la Grèce. Dans Iphigénie, il choisit ainsi de relater l’un des épisodes les plus pathétiques et les mieux connus de la famille maudite des Atrides, relaté avant lui notamment par Euripide : celui du sacrifice d’Iphigénie par son propre père. Dans la préface de la tragédie, il rend hommage aux génies antiques et dit « la vénération qu[’il a] toujours eu pour les ouvrages qui nous restent de l’antiquité ». L’invention passe donc pour Racine par l’imitation des chefs-d’œuvre de l’Antiquité. De plus, situer la scène dans un port d’Aulis, c’est faire d’éléments épiques le décor de la tragédie. Contrairement à la majorité des pièces écrites jusque-là, l’intrigue ne se déroule pas dans l’anti-chambre d’un palais. Agamemnon le rappelle à Clytemnestre dans la scène 1 de l’acte III : « Vous n’êtes point ici dans le palais d’Atrée. / Vous êtes dans un camp […] ». Le lieu justifie donc l’atmosphère épique, qui souffle sur la pièce. Dans Iphigénie, les bruits de bottes des soldats côtoient le bruit sourd des voiles des navires, qui attendent le départ au combat. Mer, port, vaisseaux, armes, et projets de conquête dessinent le décor tragique. Enfin, situer la scène dans un port d’Aulis, c’est choisir un espace de l’entre-deux. Le camp est à la fois un lieu clos, un piège, dont on ne peut s’échapper (Agamemnon échoue à faire s’enfuir Iphigénie : IV, 10) et un lieu ouvert (sur l’avenir : le départ de la flotte grecque ; le mariage d’Iphigénie). Ainsi, ce lieu indéfinissable est à l’image de l’hésitation et de l’incertitude qui traversent toute la tragédie : Iphigénie sera-t-elle sauvée ou mourra-t-elle ? Le port est aussi une zone-limite, un territoire « extrême », où se rencontrent le « sauvage » et le « cultivé » . Les héros tragiques sont sans cesse poussés dans leur dernier retranchement. Conduits « jusqu’au fond de la Grèce » (v. 698), ils sont confrontés à un choix éthique : être humain et refuser la cruauté des dieux ou se soumettre à une force aveugle en sacrifiant une victime innocente. Ils doivent ainsi faire taire ou au contraire révéler, exprimer leur part d’humanité.
4. J.-P. VERNANT, La Mort dans les yeux, [1985], « Textes du XXe siècle », Hachette, 1995.
Le temps
Pièce classique, Iphigénie respecte aussi la règle de l’unité de temps. L’intrigue se déroule sur une seule et unique journée. Ainsi, le rideau se lève à l’aube (« […] Quel important besoin / Vous a fait devancer l’Aurore de si loin ? », v. 3-4) pour se refermer à la tombée de la nuit, sur un ciel noir déchiré par le « tonnerre » (v. 1774). D’un monde immobile et figé, on passe donc à un déchaînement des éléments durant cette unique « journée » (v. 869). Pièce classique, Iphigénie l’est aussi car elle ressuscite l’époque antique. Nous avons déjà dit que Racine s’inspirait d’Euripide et du cycle narratif des Atrides pour écrire sa tragédie. Il redonne ainsi vie à la période de l’Antiquité, que les Anciens révèrent comme modèle et source de leur création.
Les personnages
Les personnages fonctionnent par couples dans Iphigénie. D’un côté, le couple Agamemnon/Iphigénie incarne le respect des dieux et de l’ordre ancien. De l’autre, Clytemnestre et Achille défient l’ordre monarchique et divin. A l’écart, se tient Ériphile, princesse sans rang, qui se dessine comme le double noir de la vertueuse Iphigénie.
Agamemnon / Iphigénie, ou la soumission aux dieux
Agamemnon est un personnage complexe, protéiforme. Il est à la fois un héros épique, guerrier valeureux « jaloux de son autorité » (v. 1060) et un père bouleversé à l’idée de sacrifier une fille chérie. C’est à ce carrefour que se situe le dilemme tragique auquel est confronté le « roi des rois » (v. 81) : il doit choisir entre être roi ou être père, choisir entre les lois de la cité et la loi du cœur. Le spectateur est ainsi conduit à éprouver des sentiments contradictoires pour ce personnage. D’un côté, il lui est antipathique car il se dessine comme un monarque autoritaire, animé par l’ambition. Ainsi, Agamemnon cède à son désir de pouvoir, à sa libido dominandi. Dévoré par une « soif de régner » (v. 1285), il aspire à des conquêtes et à des titres toujours plus nombreux. Roi de Mycènes et d’Argos, chef de la coalition des rois grecs, il s’enivre de « [s]on pouvoir et [est] plein de [s]a grandeur » (v. 80). Pour lui, seule compte la gloire. Gloire, qu’il n’entend pas partager. Ainsi, à Achille, il ne cesse de rappeler qu’il est son supérieur (« Oubliez-vous ici qui vous interrogez ? », v. 1343) ; de Clytemnestre, sa femme, il entend être obéi sans discussion (« Madame : je le veux, et je vous le commande. / Obéissez », v. 818-819). Orgueilleux et despotique, Agamemnon dans la pièce racinienne est le digne descendant d’Atrée, qui a tué son frère pour prendre le pouvoir. Être de démesure, toujours prompt à « querelle[r] le ciel » (v. 1358), il subit la (juste ?) vengeance des dieux qu’il outrage. Mais Agamemnon, malgré son « orgueilleuse faiblesse », touche le spectateur car sa soif de pouvoir ne l’empêche pas d’être humain. Son cœur se brise à l’idée de sacrifier sa fille : Iphigénie affirme avoir vu « ses larmes [d’Agamemnon] se répandre » (v. 1017) et le « roi des rois » se « voil[e] le visage » (v. 1706) pour cacher ses pleurs quand il mène sa fille au sacrifice. Conduit au seuil de l’irréparable - amener sa fille à la mort - Agamemnon subit la servitude héroïque du pouvoir monarchique. Il envie l’« [h]eureux qui satisfait de son humble fortune / Libre du joug superbe où [il est] attaché » (v. 10-11) peut décider de son existence. Agamemnon est, lui, victime d’une décision qui le dépasse, victime des dieux qui parlent à travers la bouche de Calchas. Il doit « céder » (v. 1237) et se résigner à ce que les dieux oppriment l’innocence. Mais de quelle faute est-il coupable ? Racine se refuse à faire du sacrifice d’Iphigénie la conséquence explicite d’une faute antérieure. Agamemnon n’est coupable de rien : il ne fait qu’éprouver une « pitié sacrilège » (v. 86) pour sa fille. « Sacrilège » car en prenant pitié de sa fille, il contrevient à l’ordre des dieux. Agamemnon est donc cet autre Abraham , dont les dieux cherchent simplement à éprouver la piété. Il se dessine par conséquent comme l’archétype du héros tragique : conduit à commettre un crime de par son statut de roi, il est un héros « ni tout à fait coupable, ni tout à fait innocent ». Jouet d’un destin auquel il doit se soumettre, Agamemnon tire des larmes aux spectateurs.
Face à ce monarque, se dresse sa fille, Iphigénie. Tendre amoureuse d’Achille, elle est surtout une fille totalement dévouée à son père. Son amour filial est total et aveugle : elle dit « aime[r] », « adore[r] » (v. 1002) même son père, et entend faire parler la voix du sang plutôt que celle du cœur. Ainsi, contre la volonté d’un amant qui veut la sauver, elle se résigne à subir la volonté paternelle. Son « cœur de votre honneur jaloux / Ne fera point rougir un père tel que vous » (v. 1203-1204). « Victime obéissante » (v. 1177), Iphigénie est donc, dans la pièce, moins un être d’action que de déploration. Elle n’entend pas infléchir son destin mais le subir. Ainsi, la fille d’Agamemnon se dessine comme une victime tragique, digne de pitié. Pure et vertueuse, elle accepte de périr malgré son innocence. Innocente, Iphigénie l’est pleinement : elle ne se révolte en effet jamais contre la tyrannie paternelle (« Cessez de vous troubler, vous n’êtes point trahi. / Quand vous commanderez, vous serez obéi », v. 1171-1172) ; elle n’accable jamais Ériphile, qui, pourtant, la trahit. Quand elle découvre l’amour de la captive pour Achille, elle lui « pardonne » (v. 695) et est la seule à pleurer sa mort (« La seule Iphigénie / dans ce commun bonheur pleure son ennemie », v. 1785-1786). Cette résignation et cette compassion font d’Iphigénie un être « digne de pitié » (v. 891), susceptible d’arracher les larmes des spectateurs. Conformément au souhait de Racine, la tragédie « touche […] » le public.
Dans cette pièce, l'exposition est condensée en une seule scène qui permet, malgré la présence de seulement deux personnages, de dévoiler aux spectateurs tous les tenants essentiels de l'intrigue.
Le premier vers « Oui, c’est Agamemnon, c’est ton roi qui t’éveille » lance l'action : le roi lui-même vient réveiller son sujet, cela marque l'importance de l'affaire.
Agamemnon est présenté comme un personnage hésitant et en conflit intérieur entre son devoir de roi et son devoir de père. Ulysse apparaît, dans les propos d’Agamemnon, en opposition à son image traditionnelle héroïque, comme un guerrier vaillant mais beau parleur qui le manipule à sa guise et convainc le cœur d’un père de sacrifier sa fille pour partir en guerre.
De plus, on apprend les liens amoureux qui unissent Achille et Iphigénie, mais aussi combien le jeune homme est impatient de partir pour Troie sans savoir que son amour en sera le prix. L'évocation d'Eriphile met en place le triangle amoureux entre ces trois personnages et la jalousie de cette dernière qui se révélera décisive pour l'intrigue principale.
A l'instar de l'exposition, le dénouement est concentré dans la dernière scène, et rassemble uniquement deux personnages : Ulysse et Clytemnestre qui croit encore que sa fille a été sacrifiée.
Il lui apprend comment elle a été sauvée par un deus ex machina : Diane révélant à la dernière minute, à travers les paroles de Calchas qu'Eriphile est du sang d'Hélène et c'est elle qui doit être sacrifiée. Il a été reproché à Racine la maladresse de cette résolution.
Cette révélation ne peut pas être devinée par le lecteur, car c’est Agamemnon qui parle du sacrifice au début, et étant obsédé par la mort de sa fille, il ne précise pas que la requête divine demande le sang d’Hélène. Tout au long de la pièce, le spectateur croit donc qu’Iphigénie est la seule victime possible.
De plus, Racine s'éloigne ainsi de l'histoire originale où la mort d'Iphigénie conclut le mythe. D’autre part, ce dénouement est complet. Aucune victime innocente ne périra : seule Eriphile emportée par ses passions finit par être punie. Le sacrifice ayant été fait, la guerre de Troie aura bien lieu ; Iphigénie vivante, son mariage avec Achille sera célébré.
La réponse de forme entre les deux scènes qui encadrent la pièce témoigne de l'aboutissement de l’œuvre.
Iphigénie est une tragédie classique, l’unité de lieu est donc respectée et le décor est antique. Le lieu en lui-même profère d’ailleurs une atmosphère épique. La pièce en effet se passe dans un camp de soldats à Aulis. C’est un port avec une flotte militaire qui attend des vents favorables.
Cependant, ce n'est pas un exactement un décor habituel pour une tragédie classique, lesquelles se passent le plus souvent dans des palais, ce qu'ingénieusement Racine met en exergue à travers les paroles d'Agamemnon à la scène 1 de l'acte III : « Vous n’êtes point ici dans le palais d’Atrée ».
Quelque part, cela renforce le tragique et appuie la vraisemblance inhérente à la Poétique d'Aristote aux origines de la tragédie classique. D’un autre côté, on note une opposition dans le choix même du lieu. Il s’agit d’un campement avec des tentes, c’est un lieu surveillé dont on ne peut s’échapper facilement, ce qu'Iphigénie tentera.
Pourtant, le campement a été dressé en face de la mer qui est un espace infini, ouvert. Cette opposition est à l’image de la pièce où Agamemnon est en perpétuelle hésitation et plonge ainsi le spectateur dans un doute permanent quant à l’issue de la tragédie.
Par ailleurs, l'unité de temps est également respectée et est utilisée pour exalter le tragique. La pièce débute aux aurores, ce qu'on apprend lorsqu'Agamemnon désespère que le jour se lève dans la scène première.
Les personnages persistent rarement d'une scène à l'autre. Cette distinction entre les groupes de personnages donne une impression d'enchevêtrement voire de simultanéité, ce qui comprime également le déroulement du temps.
Enfin, au cours des actes, le spectateur est tenté de penser qu’Iphigénie peut être sauvée : les différents moyens mis en œuvre par Agamemnon pour permettre à sa fille de s’éloigner du camp, de Calchas et de l’autel où elle devrait être sacrifiée laissent penser qu’elle va y survivre.
Cependant, les échecs qui couronnent ces tentatives désespérées d’un père s'inscrivent bien dans la tragédie classique. Il s'agit là de renforcer la supériorité de la fatalité du destin contre lequel on ne peut rien faire.
. Sens du titre : Iphigénie, est le personnage principal de la pièce de Racine. Elle symbolise la pureté qui se soumet aux volontés de son père. C'est le personnage le plus fort moralement de la pièce.